À Dijon, c’est l’inquiétude. Un projet de cinéma multiplexe à la future Cité de la Gastronomie viendrait menacer les salles du centre-ville. Le spectaculaire, le grandiose, les écrans géants, bref, l’attraction pour les yeux pourraient bien tuer les petits établissements historiques, comme il les a fait naître il y a un siècle. Car on l’oublie trop, mais il y a un peu plus de cent ans, ce sont ces mêmes arguments forains qui ont donné naissance à ces salles, par la promesse d’une curiosité pas chère offrant une véritable claque visuelle au public.

  • Article extrait du numéro 18 du magazine Sparse, sorti en mars 2017

À l’époque, les Dijonnais ont été tellement clients qu’en quelques années, on leur a construit plus d’une dizaine de cinémas. Aujourd’hui, la plupart ont disparu, devenus magasins ou friches urbaines moisissantes, au passé souvent trop insoupçonné. Les dernières salles ouvertes témoignent d’un phénomène passé d’une ampleur qu’on ignore : l’arrivée et le développement du cinéma en province, à l’aube de son histoire…

Une affaire de forain

Six mois seulement. C’est le temps qu’il aura fallu pour que le cinématographe des frères Lumière, de sa première présentation publique mondiale à Paris en 1895, débarque à Dijon au printemps 1896. Il faut imaginer qu’avant cette date, aucun Dijonnais ni provincial du monde entier n’a vu de ses yeux une image animée projetée sur un écran. Et c’est bien là-dessus que comptent les forains de l’époque… L’invention du cinématographe, présentée en grande pompe à la capitale à un public de scientifiques, tape immédiatement dans l’œil des promoteurs de spectacles itinérants. Coup de chance, les brevets ne sont pas bien déposés, et la machine, si elle est révolutionnaire dans son concept, n’est pas si compliquée à reproduire, voire à améliorer. L’idée est simple : le fait de projeter quelques secondes des « photos qui remuent » sur une toile blanche fascine tellement à la capitale, qu’il n’y a aucune raison pour que cela ne fonctionne pas en province !

le futur darcy

Dans toutes les préfectures de France, on organise alors l’arrivée du phénomène. A Dijon, la première projection de ces pastilles a lieu le 19 mai 1896 dans la salle de bal de l’Alcazar, rue des Godrans. La veille, une avant-première avait été proposée en privé pour la presse et les notables, quand même. Ce n’est certes pas le vrai cinématographe, mais un « chronophotographe », une copie américaine du modèle inventé par les Français. Un journaliste du Petit Bourguignon en fait la critique, parlant du « spectacle le plus merveilleux qu’il nous ait été donné de contempler jusqu’ici ». Il ajoute être « sorti de là en se frottant les yeux », « pas bien certain de ne pas être le jouet d’un rêve ». Le ciné, c’est magique.

Mais qu’est-ce qui est projeté à l’écran ? Tout simplement de petits films, fragments de vie d’une minute tournés quelques mois auparavant, dans la région ou ailleurs. L’idée est d’offrir une réalité brute calquée sur la fameuse « Arrivée d’un train en gare de la Ciotat »*, ou de l’exotisme bon marché, donnant au spectateur la possibilité de voir l’Ailleurs, les fesses assises sur un banc. Les concurrents et plagieurs des frères Lumière tournent eux-mêmes leurs petits films, et la gare de la Ciotat devient pour les Bourguignons l’« Arrivée d’un train en gare de Velars-sur-Ouche ». Pour l’exotisme, une « Danse du nègre Bamboula » suffira à faire son petit effet et remplir la salle.

Dijon1900-Star, rue Bourg, 1980

Quant au cinématographe original, il arrive deux mois plus tard à Dijon, projeté dans une boutique de la rue des Forges louée et transformée temporairement en salle de projection. Mais c’est déjà l’été à Dijon ; le beau temps est ainsi parfait pour organiser des projections foraines en plein air, à grands coups de tracts distribués partout dans la ville. Tous les curieux affluent, s’entassent sur les bancs pour voir l’avenir. Rapidement, les propriétaires de brasseries et lieux de spectacles d’alors qu’étaient le théâtre, les tours de chant ou le cabaret flairent à leur tour le filon. Les cafés de chaque grande place dijonnaise s’empressent d’inviter un projectionniste à résidence et tendent dehors une grande toile sur deux mâts de bois. Une grande brasserie de l’avenue Foch dirige son projecteur contre le mur du jardin Darcy, le café Le Glacier possède son propre écran, monté sur une structure en bois, directement sur la place Darcy. Le patron de la Comédie, lui, étend directement son drap sur les colonnes du Grand Théâtre. Tant qu’à faire. Toutefois, au bout de quelques jours, chacun opacifie sa toile pour s’assurer que les spectateurs s’assoient bien en terrasse et paient bien leur verre, au lieu d’aller tenter de regarder le verso de l’écran, de l’autre côté de la rue. C’est dix sous la conso’, point barre.

Les adieux au music-hall

Après l’engouement fou lié au caractère nouveau de l’invention, le cinéma s’installe peu à peu comme un loisir à proprement parler. Mais il ne possède toujours pas d’établissement propre. D’attraction de foire, il devient événement au programme des cabarets et lieux de bal de la ville. À Dijon à la Belle Epoque, pour voir des spectacles, on se rend à la Grande Taverne, ou au Cirque, ce grand chapiteau de bois permanent monté rue de Tivoli – aujourd’hui disparu, il était construit à l’emplacement du petit square Gaston Roupnel.

cirque rue de tivoli

Un soir, c’est théâtre, le lendemain tour de chant, et le surlendemain projection de cinéma. Chaque organisateur joue la surenchère, d’autant qu’au fil des mois, le matériel de projection s’améliore. On diffuse des vinyles pour offrir une ambiance sonore par dessus l’image, priant pour que la bobine ne saute pas, au risque de désynchroniser tous les effets. Sur les tracts publicitaires distribués dans la rue, chacun assure que son procédé technique de projection est le plus sophistiqué, qu’il offre un spectacle encore plus ébouriffant que le confrère, pour des spectateurs davantage en quête d’une expérience visuelle que d’une fiction à l’intrigue élaborée. A l’image, ce sont toujours des scènes de la vie réelle, des actualités ou des défilés militaires. On est loin des blockbusters.

Petit à petit, les patrons de salle réalisent que les soirs de cinématographe, il y a salle comble. Alors les investissements de modernisation des lieux vont dans ce sens, on électrifie, on adapte les fauteuils, on crée des salles des machines, on sert à manger, dans le noir, pendant la diffusion. Et surtout, on fait du cinéma le spectacle principal, quasiment chaque soir, poussant petit à petit le music-hall dehors.

C’est le cas de la Grande Taverne, face à la gare de Dijon – aujourd’hui, l’entrée est à l’abandon, et les étages sont celui d’un hôtel. La salle de 500 places, très en vogue à l’époque, devient au fil des premières décennies du 20ème siècle un cinéma, des programmes jusqu’à la décoration. Si en 1896 on n’y propose que des opérettes, des revues et autres concerts, 25 ans et un nouveau propriétaire plus tard, on n’y propose que des films.

D’extérieur en intérieur

Le 28 avril 1910 voit ouvrir à Dijon le premier établissement cinématographique à part entière, « Le Pathé », à l’angle des rues des Perrières et Guillaume Tell (aujourd’hui détruit, à l’emplacement d’Europcar). Un grand hangar de plus de 1000 places, un guichet à l’entrée, et surtout, une programmation nationale franchisée : c’est le début de Pathé – dont l’établissement, Gaumont, avec des bandes de films plus chères, au contenu de meilleure qualité et pas uniquement de fiction, les actualités occupant une bonne place dans le programme de la soirée. C’est l’ère du ciné à la « Cinéma Paradiso »*, lieu de sortie et de rencontre pour les habitants en fin de semaine. On vient se montrer, se divertir, se tenir au courant. Mais, bon joueur, le cinéma n’est ouvert qu’en basse saison, laissant toujours la période d’été pour les projections plein air des brasseries qui continuent d’avoir lieu dans la ville, toujours notamment au Cirque, rue de Tivoli.

darcy

Face à la preuve qu’un établissement peut vivre de la seule diffusion de programmes cinématographiques, les entrepreneurs de spectacles s’engouffrent alors dans la brèche. En dix ans, pas moins de cinq cinémas ouvrent à Dijon. L’Olympia-Gaumont, ouvert en 1920, fait la guerre à sa voisine la Grande Taverne. L’Alhambra, construit en 1919 fait belle figure place de la République, et surtout, en 1914, le Darcy Palace fait monter en gamme la sortie-distraction qu’est le cinéma : sur la place Darcy, un vieil hôtel est détruit au profit d’une salle immense : 40 mètres de longueur et 1100 places assises. Il y a un orchestre, et même des WC. Dès l’extérieur, les moulures en stuc de la façade annoncent le tableau, c’est classe. Pendant de longues années, l’établissement ne désemplit pas.

Rapidement, il semble qu’à chaque coin de rue un cinéma se construise. Le Grangier, place Grangier évidemment, l’Alhambra place de la République, l’Olympia avenue Foch, le Paris rue de la Liberté (aujourd’hui les chaussures Eram), l’ABC rue du Chapeau rouge, le Star rue du Bourg (aujourd’hui la Fnac), le Casino rue Jean-Jacques Rousseau, et le premier cinéma de quartier de Bourgogne, l’Eldorado, proche de la rue d’Auxonne. Le cinéma devient la sortie obligatoire pour se tenir informé de façon plus ludique qu’avec le journal, et aussi pour voir l’Amérique. Il fait la fortune des promoteurs de salles… jusqu’à l’arrivée de la télévision dans chaque foyer français, à la fin des années soixante.

dijon1900-4

Du porno à l’empire Massu

Dès lors, tout se complique. La télé vole la primeur des informations et des images exotiques, les cinémas doivent alors se réinventer. Comme ils datent presque tous de la même époque, ils se font vieillissants, de moins en moins fréquentés. C’est à ce moment qu’un entrepreneur de Côte-d’Or, Marcel Jean Massu, débarque dans l’histoire du cinéma dijonnais, pour en devenir l’acteur principal de la deuxième moitié du 20ème siècle.

En 1961, après avoir ouvert un petit cinéma à Mâlain, il commence par racheter le Darcy-Palace, dont il tombe clairement amoureux. Puis peu à peu il acquiert la plupart des établissements dijonnais : l’Alhambra en 1976, le Star, mais aussi l’ABC rue du Chapeau Rouge, le Grangier, la Grande Taverne en 1996 et le Gaumont (Olympia) en 2003. En parallèle, président du syndicat des cinémas de Bourgogne, il investit dans les mêmes proportions à Saint-Etienne.

dijon1900 - cine alhambra

Des années 1980 aux années 2000, Marcel Jean Massu accompagne la déshérence des cinémas, impuissant face aux fréquentations en baisse, mais tablant sur le potentiel immobilier de ces lieux. Certains sont rachetés pour être fermés quelques années plus tard seulement, comme l’Alhambra, clôturé trois ans après son rachat. D’autres, comme le Grangier et la Grande Taverne, restent ouverts tant bien que mal. Au tournant des années 70-80, ils changent de registre : si le cinéma ne peut pas concurrencer la télé, il y a un type de programmation qui n’y passe pas : le porno, dernier souffle avant le satellite et Canal+.

Mais l’entrepreneur Massu se retrouve tout de même, l’air de rien, à la tête d’un patrimoine immobilier considérable. Pour survivre, il se replie sur le Darcy, le premier et son favori. Au fil des années, la vieille salle pionnière se modernise, des nouvelles salles sont creusées à coups de bulldozers en sous-sol et la façade monumentale est rénovée avec le soutien de la ville dans les années 1980.

Tel père, telle fille

Aujourd’hui, il ne reste que trois cinémas ouverts au centre-ville, auxquels il faut ajouter l’Eldorado dans le quartier de la rue d’Auxonne : Le Darcy, l’Olympia et le Devosge. Si ce dernier est géré par le gérant du multiplexe du Cap Vert à Quetigny, les deux premiers appartiennent toujours à la famille Massu. Famille, car depuis une dizaine d’années, c’est Sylvie Massu, la fille de Marcel Jean, qui est aux commandes de l’antique empire cinématographique. Le père, décédé en décembre 2016, a laissé à son héritière un catalogue immobilier impressionnant… mais pour le moins défraîchi. En bonne fille, Sylvie Massu poursuit la stratégie que celle de son défunt père : oublier les dents creuses et tout investir sur les bijoux de famille, le Darcy et l’Olympia. Papa aimait le Darcy, elle, son favori, c’est l’Olympia. En 2007, il est entièrement refait, et même agrandi, avec une percée jusqu’à l’ancienne salle de la Grande Taverne, jumelant ainsi les deux cinémas historiques, concurrents un siècle plus tôt.

DSC_1109 - copie

Toutefois, si Marcel Jean Massu a su vendre en 1984 le cinéma Star rue du Bourg (devenu Manufrance puis la Fnac) ou encore l’emprise du Grangier pour qu’y soit reconstruite en 2000 la librairie Grangier, Sylvie Massu possède toujours de vieilles pépites dans son portefeuille. Notamment l’ABC rue du Chapeau Rouge, idéalement situé, fermé depuis 2011. Mais surtout, le bâtiment que lorgnent tous les investisseurs depuis une quarantaine d’années, c’est l’Alhambra, place de la République. Fermé depuis 1979, le cinéma est depuis caché derrière un immense panneau publicitaire au profit de la ville de Dijon.

La propriétaire assure avoir reçu pour le bâtiment plus d’une centaine d’offres de rachat, refusant quasi systématiquement. En 2014, Le Point a d’ailleurs montré du doigt les « Friches de la famille Massu », comme d’autres Dijonnais dénoncent l’existence de ces dents creuses dans un centre-ville ou l’immobilier commercial est si prisé. Pour se défendre, Sylvie Massu a toujours répété qu’elle exigerait une reprise à des fins culturelles ou bénéfiques pour l’animation du centre-ville. Une défense qui lui vaut désormais une position bancale et militante, en conflit de plus en plus ouvert avec la municipalité en place…

Multiplexes VS petites salles

Alors lorsque la ville de Dijon annonce la création d’un multiplexe sur le futur site de la Cité de la Gastronomie, Sylvie Massu, appuyée par l’opposition de droite, dénonce la mort annoncée de ses deux vieux cinémas du centre-ville, arguant une concurrence déloyale. Consciente, elle décide au même moment de mettre enfin en location l’ABC et l’Alhambra, sarcophage inviolé depuis 1979. Rouvert le temps d’une petite sauterie privée du cercle des communicants dijonnais secrètement organisée il y a quelques mois dans le décor post apocalyptique de la salle au balcon à l’italienne, le bâtiment de la place de la République est en cours de rénovation pour ouvrir une brasserie nationale franchisée, l’enseigne Au Bureau.

DSC_1044 - copie

De la dizaine d’établissements que comptait le centre-ville à la grande époque du cinéma de province, Dijon ne compte donc plus que trois établissements, dont deux gérés par l’héritière d’un empire inévitablement déchu. Aujourd’hui en conflit avec le projet de la Cité de la Gastronomie, elle s’oppose à Ciné Ducs, un multiplexe de 9 salles dont le dossier est porté par son principal concurrent, le cinéma Cap Vert à Quetigny. Elle en est certaine, même rénovées, ses anciennes salles ne feront pas le poids face aux prouesses technologiques d’un multiplexe et joue désormais clairement de sa nouvelle position de David face au grand Goliath.

L’équipe du petit cinéma Art et Essai l’Eldorado a quant à elle préféré s’associer au projet. Elle qui endossait clairement le rôle de David face au Goliath Massu et Cap Vert il y a quelques années, communiquant sur son indépendance et sa proximité propose désormais le concept Supernova, un multiplexe de 4 salles construit juste à côté de Ciné Ducs, sur la même emprise de la Cité de la Gastronomie et associé au groupe propriétaire du Cap Vert…

Nul doute que les craintes de Sylvie Massu sont toutefois fondées, la promesse du spectaculaire que formule le multiplexe étant à coup sûr génératrice d’affluence. Mais le comble reste là, cette même promesse, qui a fait la gloire des vieux cinémas du centre-ville à leur création, pourrait justement, un siècle plus tard, avoir définitivement raison d’eux…

– Lilian Elbé
Sources illustratives : dijon1900.blogspot.com
Photos : Alexis Doré

*un des premiers films de l’Histoire, tourné par les frères Lumière eux-mêmes.

*film de 1988 de Giuseppe Tornatore avec Philippe Noiret, racontant le quotidien d’une petite bourgade vibrant au rythme des soirées cinéma dans les années 40.

Pour plus d’informations, notamment sur l’histoire du cinéma dans les autres grandes villes de Bourgogne : 1895-1995, 100 ans de cinéma en Bourgogne, édité par le Conseil régional de Bourgogne, 1995. ISBN 2-9509567-0-X