Salles combles à la Galerie Interface, rue Chancelier de l’Hospital, ce samedi. Un « artiste de l’action » a en effet décidé d’y mettre en scène son existence, en exposant en toute impudeur le moindre de ses vécus. Extraversion, désinhibition, confessions intimes ? Rien de si personnel ici finalement, au sens où la mélancolie de la petite enfance est une affaire universelle.
Le lieu : une grande salle, un couloir, une cave mis à profit pour permettre la manifestation égologique. Le dispositif : sur les murs de la galerie, des photos du roman familial, et des captures de fond d’écran du site populaire « Le Bon coin », où nous pouvons voir l’artiste présenter une de ses babioles passées, témoignages d’un temps révolu et pourtant réactualisé le temps de l’expo. Moretto n’hésite pas à proposer à l’acquéreur potentiel ses caleçons, doudous, agendas NTM (l’auteur de cet article ayant retrouvé la semaine dernière le sien « IAM »n il ne pouvait être que comprendre la démarche). Les descriptions de l’objet proposé à la clientèle sont ici essentielles, un peu comme dans la rubrique shopping ton magazine Sparse. L’exposition est éminemment discursive, sans devenir verbeuse : disséminées sur les murs, des remarques amusantes, légères, et pourtant révélatrices – tout en étant dissimulantes, comme il se doit – de l’artiste, évoquant tour à tour la grâce du premier coup de foudre, les reproches à ses parents ayant mis en vente la maison familiale, ou un aveu de tendresse particulier pour la plasticienne Sophie Calle. Celle-ci semble bien être la référence avouée, et en vérité évidente, de la démarche de Moretto. Mais une telle exposition de soi ne court-elle pas le risque, qu’on pourrait nommer, disons, Amélie Poulain, de l’émotion trop facile, presque démago, tire-larme, voire nauséeuse, de ce petit rien du tout qu’on retrouve dans une minuscule boîte où est consignée toute l’enfance ? Ce n’est pas ce qui m’a semblé en évoluant dans l’expo ; il m’a semble au contraire qu’une distanciation salutaire, celle que permet l’humour, permettait d’éviter cet écueil de la madeleine, tout en permettant d’assumer le caractère universel et peut-être bien nécessaire du sentiment de nostalgie. Plutôt qu’au film un peu minable de Jeunet, je dois bien admettre avoir songé à la démarche philosophique d’un Walter Benjamin lors de mon passage, ce qui est plutôt bon signe. C’est celle du flâneur post-moderne cherchant dans les bribes du passé des éclats d’utopie et de promesses d’émancipation.
Stand-up
La performance orale souhaitée ce jour-là par le performeur apparentait le discours à une espèce de comédie de stand-up, toutefois suffisamment bien rédigée pour manifester le caractère tout à fait sérieux de la démarche, malgré l’équivoque. Apparemment, Moretto n’en est pas à son coup d’essai, il est bien connu à Dijon pour sa maîtrise bac+ 5 de l’ironie, le rendant capable de soutien à notre cher arbre qui tourne rue de la Lib’ ou aux envolées poétiques de Booba. Ici, il était aussi question de « poésie », au sens propre du mot. Eh ouais, travaille un peu l’étymologie. ποίησις signifie : ce qui fait paraître, rend possible, pro-duit, ouvre de nouveaux champs d’expérimentation pour l’existence. L’art, c’est le mot latin pour traduire le mot grec en question. La philo s’impose ici, désolé, gros. Nietzsche, Sartre et surtout Rimbaud sont convoqués tour à tour pour évoquer la nécessité de prendre en compte le « tu » dans la vie. Le « tu » d’autrui ? Non, encore que… Plutôt celui qu’il convenait de « taire », tous les silences lourds accumulés dans les longues journées de l’enfance, et qui sont heureusement riches de virtualités. T’as mal à la tête ? Ben l’artiste disait tout cela mieux que moi. Rien de relou dans son discours, le talent théâtral de l’auteur rendant à la fois ludique et profonde la caractérisation de sa propre démarche, son évocation de l’évanescence des sentiments et des espoirs. Ouf : ce n’était pas gagné. Le simple fait d’être aussi volubile sur le thème du silence étant en soi déjà une bouffonnerie, on ne peut qu’applaudir un tel courage qui risque d’ailleurs de manquer à ceux qui viendront voir l’exposition dans les prochains jours. Eux, auront toutefois la chance de retrouver le silence qui sied tout de même au reste de l’exposition, où Moretto commente des photos finalement très intimes de ses parents. Le tout sur un ton résolument drolatique qui peut même susciter le malaise, tant il joue sur la duplicité et l’équivoque : on ne sait jamais si l’orateur tient un discours de vérité ou se fout de notre gueule. Encore une manière d’interroger notre condition de spectateur, en somme.
Moretto économiste
Hein ? Il serait question ici d’économie ? Au sens propre du mot, l’économie (οἰκον- νομία, espèce d’inculte), signifie quelque chose comme « la gestion de la maisonnée », l’administration du foyer, ce lieu de rassemblement de la chaleur humaine. Romain Moretto semble avoir voulu déconstruire cette organisation plus ou moins raisonnée (mais en vérité surtout fragmentée, brisée) des affects inévitablement suscités par la petite communauté familiale. Angoisses, attentes, ennuis, solitudes, nostalgie : toutes les gammes des tonalités affectives semblent filtrer sur les cimaises. Moretto ne rechigne même pas à laisser transparaître le caractère proprement poisseux de ces trouvailles d’antan, sentiment de dégoût qui prendre à la gorge n’importe lequel d’entre nous qui retourne fureter dans le grenier ou le garage de ses darons. Reste à savoir, puisque Nietzsche a été cité dans la performance théâtrale de l’auteur, quelle valeur nous devrions accorder à cette propension proprement « antiquaire » de ce grand déballage. Cela dit, nulle trace de ressentiment ici, juste de la peine, et en même temps, une grande joie de partager, d’exposer. Dans la cave, un montage vidéo donnait à voir l’effacement progressif du mobilier familial. Moretto a tenu à thématiser le deuil de ces objets qui sont autant de relais souvent inaperçus coordonnant nos existences. Dès sa thèse sur Kierkegaard de 1933, le théoricien de l’esthétique Théodor W. Adorno attirait l’attention sur la nécessité de saisir les significations de l’image centrale de l’intérieur bourgeois qui, selon lui, fonctionne comme une image mythique correspondant à l’aménagement même de l’intériorité de l’homme moderne. Eh ouais, même ta piaule à Mansart est une allégorie de ton existence, jeune esthète. Nos individualismes sont des affaires dont témoignent nos vies domestiques. Voilà une thématique bien post-moderne, s’ajoutant à la propension à la galéjade, elle-même minée par une mélancolie certaine, une sensibilité aiguë au caractère périssable de ces objets qui meublent nos vies. Ce, pour rappeler bien entendu la dimension tout aussi précaire de notre séjour ici-bas. Bon, allez, va y faire un tour ; en plus, c’est pas loin du Vieux Léon. Et on sait bien que ce bar a une grande valeur sentimentale pour toi.
– Tonton Stéph
Photo et vidéo : DR
exposition « Grande valeur sentimentale », Romain Moretto.
Galerie Interface, 12 rue Chancelier de l’Hospital
Jusqu’au 23 octobre