Cette semaine, je vous parle de la nouvelle bédé de Joann Sfar, Tokyo, un roman-photo de cul. Enfin… roman-photo de fesses, c’est sur le papier, c’est que dit Sfar de son projet mais si vous cherchez un livre plein de dames nues, vous allez vous ennuyer. Là, dans Tokyo, on est plutôt sur le Horror Picture Show et autres sauvageries comix ou série B.
Tokyo est un bouquin alambiqué puisqu’il y a une narration classique, l’histoire d’une page à la suivante avance et dans le même temps, Sfar s’arrête et nous cause de ce qu’il est en train de faire et de ce qu’il lui arrive. Par exemple, au coin d’une page, on doit être autour du 10 juin 2012, et Moebius meurt. Et comme dans ses Carnets, Sfar nous lâche ses sentiments. Sa tristesse en l’occurrence. Tout au long du livre, la dimension réflexive est présente. Quand ce n’est pas sous forme de textes, de p’tites pensées, c’est à travers le dessin. D’un coup sans prévenir, le style change, pas l’histoire, pas les personnages mais le dessin, la taille, la précision et ensuite ça repart sur les bases d’avant…
Comme si au milieu, on avait intercalé une page, une feuille, une copie du style Sfar. Étrange, mais déjà vu avec Sfar. L’histoire en devient presque anecdotique. Là, on est presque plus dans un livre objet, un essai graphique que dans une histoire qui se raconte.
Le livre est alambiqué visuellement aussi parce qu’en plus d’être dans un esprit psyché et gore, Sfar s’est amusé à mettre des photos. De vraies images faites pour le livre par un copain à lui, comme un roman-photo. Alors il n’y a pas non plus à toutes les pages une photo comme dans un vrai roman-photo. Mais là où ça devient intéressant, c’est quand ses pin-up, parce que ce sont presque toutes des photos de nanas, sont redessinées, rhabillées, re-designées par Sfar.
Il peut ne garder qu’un bout du visage d’une charmante demoiselle, ses formes, souvent avantageuses, et lui dessiner un beau costume, la mettre dans un décor de monstres des marécages. Visuellement, on est complètement dans un délire psyché néo, rétro 60’s.
Et ce sont les obsessions classiques de Sfar qui ressortent ici : une nana clone de Bardot sur sa moto époque Gainsbourg, les grands parents qui font office de papa et maman, épisode de la vie de Sfar, le clébard qui rappelle le chien Fantomate de Petit Vampire et puis le cul, explicite alors qu’à l’ordinaire, il est latent.
L’histoire, elle aussi, est tordue. Le mieux, tiens, serait que je laisse la parole à Joann Sfar qui sur son blog présentait son projet : « Il y a Tokyo. Ça n’est pas une ville, c’est une fille avec short à franges, peau noire et cheveux rouges. Tokyo est amoureuse de Tiger, qui est un tigre blanc adepte de chansons vieillottes. El Rey, un gros lion, a beaucoup plus de succès que Tiger. Il y a aussi Draw, tatoueuse, et Atoll, vahiné tenancière, avec ses enfants méduses. Enfin, il y a le malheureux Mitchell, qui va devenir MEAT à la suite d’un concours de circonstances désastreux. Tout ça se déroule sur un archipel irradié mais plus trop. les radiations les ont figés dans un mood ‘blue hawai’. Les médias traditionnels (télévision, ordinateur, smartphones) se cassent la gueule. Un nouveau moyen d’expression suscite toutes les convoitises : les bandes dessinées. » Et de préciser : « Je suis très heureux quand je dessine Tokyo ».
Moi je ne sais pas si je suis content de lire Tokyo. C’est un bouquin qui me dérange un peu par son coté cru. Mais surtout, je me demande si ce n’est pas une pose que prend Sfar à faire des allez-retour dans la narration. Est-ce que ce côté formel, à base de méta-discours, ne cherche pas à courir après des auteurs de bédés essentiels comme Spiegelman ?
En fait, j’en sais rien, je préfère imaginer que non parce que j’aime beaucoup Sfar. Ce qui est certain, c’est que graphiquement ça cause et ça compte. C’est chouette. Chaque page est comme un mini tableau et j’ai l’impression que pour les graphistes ou ceux qui hument l’air du temps, il y a au moins une bonne idée par page. Alors je vous invite à lire Tokyo comme un roman graphique hors norme, à le feuilleter comme un recueil de bonnes idées pour graphistes, designers ou curieux.
– Martial Ratel
Tokyo T1, Tokyo, Joann Sfar – Dargaud, autour de 17 €
La chronique bédé est un partenariat avec Radio Dijon Campus.