Samedi soir dernier aux Tanneries se tenait une nouvelle édition des soirées Roots In Town initiées par l’association Skanky Yard. En un peu plus d’un an, elles sont devenues le rendez-vous dijonnais officiel des fans de dub/roots/reggae, amateurs également de gros son. Par « son », il faut évidemment comprendre sound system. Vous savez, ces colonnes d’enceintes de plusieurs kilowatts qui vous soulèvent l’estomac à chaque arrivée de bassline.
Skanky Yard invitait cette fois l’un des pères de la scène dub uk : Aba Shanti (accompagné de son crew les Shanti-Ites) qui nous a plongé pendant plus de 4 heures dans l’atmosphère roots originelle. Pour infos, plus de 600 personnes sont venues assister à la grand-messe du prêcheur anglais. Quant à nous, afin de marquer le coup, nous sommes allés rencontrer cette figure du dub avec une seule envie : aborder les liens intrinsèques entre sa musique et Jah. Interview pieuse.
– English version coming soon-
Parlons d’abord du début de ta carrière. Le terme « conscious sounds » (le son conscient) revenait souvent… Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit ?
Ça dépend si tu veux parler du « conscious sound » dans le travail en studio ou du « conscious sound » que tu retrouves dans la vibe de manière générale. Pour ce qui est de la vibe, c’est quelque chose que j’ai acquis au fil des années, à force d’aller à beaucoup de soirées roots et de pouvoir me rendre compte que ce genre de musique recelait de principes bien plus profonds que ce je que je pouvais imaginer. Je parle de conscience spirituelle, de la conscience noire aussi puisqu’à l’époque, les soirées roots étaient surtout le rendez-vous des blacks. Il s’agissait aussi de prendre conscience de l’environnement dans lequel nous grandissions, le Royaume-Uni avec les problèmes que nous avons tous rencontrés : la discrimination, l’incapacité de trouver un job comme nous n’avons pas vraiment eu accès aux valeurs pédagogiques qui nous auraient alors permis de rejoindre le monde du travail, et devenir des membres actifs de la société.
Mais alors cette prise de conscience est venue avant que tu te convertisses à la foi Rastafari ?
Etant petit, j’ai toujours été touché par les principes de la pensée rasta, prônant et partageant notamment le principe d’unité. La foi rasta n’était pas pratiquée à la maison, ma famille ayant des origines caribéennes. Mais ayant grandi en Angleterre, privé de mes droits jusqu’à un certain point, désillusionné, les mots de Rastafari et sa méditation m’ont évidemment aidé à me forger une éducation.
Tu as connu les luttes et les émeutes de la communauté noire dans les années 70 en Angleterre contre les méthodes policières, comment perçois-tu celles qui ont eu lieu en août 2011 ?
C’est un cycle qui est donc appelé à recommencer, parce que lorsque j’étais jeune, nous devions faire face aux même problèmes que rencontre la jeunesse actuellement : le manque de travail, le manque de prospérité, les riches qui s’enrichissent, sans avoir la possibilité d’accomplir tes rêves. Je peux voir les similitudes, mais même si je ne condamne pas ce qui s’est passé, je pense que notre combat était avant tout pour l’égalité et la justice alors que le mouvement actuel avait un tout autre programme. Les véritables causes sont pourtant les mêmes, ces problèmes sociaux que nous connaissions déjà dans les années 70. Je pense que nous les avons abordé d’un point de vue tout aussi défensif mais également spirituel, puisque nous sommes avant tout des rastas. Et quand il s’agissait d’approuver le système en place, nous ne voulions rien avoir à faire avec celui-ci et nous avons suivi notre propre voie.
Est-ce que vous organisez toujours des ateliers dans les foyers socio-culturels ?
On organise des ateliers de musique partout où nous nous rendons : au Pérou, au Japon, on a beaucoup joué en France dans des lieux comme celui-ci. C’est une manière d’aider et de redynamiser les croyances des gens car il s’agit bel et bien d’un combat où nous devons tous restés optimistes. Nous devons promouvoir la bonté et l’amour, dans toutes nos actions, peu importe l’endroit.
« L’esprit de Jah est tellement fort
qu’il ne peut être détenu par une nation
seulement, c’est un message universel
car le combat est lui-même universel »
Donc tu perçois la musique comme une manière d’informer le public sur les valeurs de Jah ?
Oui, complètement. Beaucoup de nations et de publics ne parlent pas du tout anglais, mais ils interagissent avec la musique et sont avides de connaissance, même s’ils ne comprennent pas le sens des mots. Ils ressentent la vibe et l’esprit qui se dégagent de la musique. Alors bien sûr, l’étape suivante c’est d’arriver à comprendre ce qu’ils racontent sur cette musique qui élève l’esprit. Beaucoup de nations ont appris l’anglais avec la musique reggae.
Il y a le soundsystem qui est la forme sous laquelle vous allez jouez ce soir, mais il y a également un groupe, The Shanti-Ites, qui joue en live. Qu’est-ce que le soundsystem t’apporte en plus par rapport à la formation en groupe ?
Il n’est pas question de ce que l’un aurait et l’autre non. Pour moi, en tant que leader du sound system, MC et DK, je ne joue aucun instrument donc avec les Shanti-Ites en live, on peut donner une autre perspective aux productions soundsystem. Toutes les musiques que tu peux entendre sur Aba Shanti ont été créées par les Shanti-Ites et peuvent être recréés à nouveau par un artiste, amenant ainsi une énergie nouvelle. Quand le public voit des musiciens en live, s’appropriant la musique, avec cinq ou six instruments qui se retrouvent autour d’un même riddim, formant ainsi une unité, c’est une grande force.
Que signifie le « I » qui s’ajoute à Aba Shanti lorsque l’on veut parler seulement de toi ?
Le « I » c’est la référence à Rastafari. En fait, c’est au pluriel parce qu’il ne s’agit pas seulement de moi mais de tout le crew des Shanti-Ites.
Puisque tu occupes la scène dub/roots depuis trois décennies maintenant, peux-tu nous parler de l’évolution du public dub ?
On a beaucoup de jeunes qui viennent aux soirées et rejoignent le mouvement. Ça les oblige à aller chercher loin, des choses auxquelles ils n’auraient pas forcément pensé avant. Donc nous espérons, moi et les autres soundsystem qui promeuvent les mots de Jah, que nous aidons ainsi à façonner la nouvelle génération.
Qu’en est-il de la technologie ? Existe-t-il une machine qui aurait amélioré la qualité de ton son ?
La technologie est une chose à utiliser avec prudence parce que la nouveauté n’est pas toujours synonyme de bienfait. Certaines choses ont été établies il y a plusieurs siècles et font toujours office de référence sans pouvoir jamais être surpassé. Nous ne devons jamais exclure l’histoire passée, ni le futur car tant que nous serons en vie, nous devrons y faire face. La technologie est le produit de l’homme, l’homme est grand mais le père est plus grand encore. Utilisons-la pour faire de bonnes choses.
Vous jouez chaque année au carnaval de Notting Hill : pourquoi est-ce important pour toi ?
On joue là-bas depuis 1993, on a commencé sur la place principale mais c’était bien trop fort pour le quartier alors ils nous ont déplacé du côté de Gordon Road où on a rencontré le même problème. C’est important pour moi d’être présent et de rendre un peu à tous les gens qui nous soutiennent à travers le monde. Il s’agit de se retrouver ensemble sur deux jours, dans les rues de Notting Hill, et de vivre l’unité.
Quelles sont les nouveautés à venir sur ton label Falasha ?
On a deux projets qui sortent bientôt : un nouvel artiste qui s’appelle Joseph avec son album Sounds from the heart. Nous avons aussi un nouveau morceau Falasha Riddim et un nouveau membre du groupe qui s’appelle Mystic Juda qui va lui aussi sortir un morceau. Le nouvel album d’Aba Shanti, Jordan River, sortira également très prochainement.
Ça veut dire quoi Falasha ?
C’est le nom de la treizième colonie d’Israël, celle qui est allée s’installer en Ethiopie. C’est un des fondements de la croyance Rastafari.
Après toutes ces années, comment se porte ta foi ?
Ma foi ne m’a jamais fait défaut. Aussi bien dans les passades difficiles que les moments de joie, ma foi a toujours été présente pour me redonner la force et le pouvoir nécessaire pour jouer partout et délivrer le message comme il doit l’être. L’esprit de Jah est tellement fort qu’il ne peut être détenu par une nation seulement, c’est un message universel car le combat est lui même universel. Peu importe l’endroit où tu te trouves, le message et l’esprit ainsi que l’énergie et le pouvoir sont omniprésents, comme tu peux l’entendre ce soir. (La foule dans la pièce voisine commence à crier son nom)
– Propos recueillis par Sophie Brignoli
Photo : AC (de gauche à droite : Mark, Humble Lion, Aba Shanti)