Sabotage nous a fait plaisir lors de ce Kill Your Pop 2011, invitant notamment Sam Shackleton, mystérieux producteur de dubstep expérimental avec qui nous avons eu la chance de bavarder, quelques heures avant son live à la Péniche Cancale. Rendez-vous donné à une terrasse de café, le monsieur, dégaine de geek trentenaire, porte des lunettes rondes et une chemise aux motifs douteux. Plutôt timide au premier abord, il se décontractera peu à peu au fil de l’interview et nous laissera entrevoir un peu de sa personnalité complexe. Rassurez vous, on a aussi évoqué des trucs plus légers comme le mariage du temps de nos grands-parents, Facebook ou encore les lectures de la Bible par Johnny Cash. Rencontre avec Dieu.
(English version below)
Sparse : Comment se fait-il qu’on ne trouve presque rien à ton sujet sur Internet ?
Shackleton : Je n’ai jamais voulu faire beaucoup de promotion, je trouve ça un peu repoussant de devoir se mettre en avant comme ça. Internet est une chose géniale sur plein de niveaux, mais je n’aime pas trop ça moi… sans doute par rapport avec l’instantanéité du média qui permet une sorte de promotion de soi qui amène ensuite au développement d’un véritable débat d’idées, et je n’ai pas trop envie que ça se passe ainsi avec mes productions. J’ai jamais vraiment pensé que j’allais devenir… enfin je suis pas vraiment connu, mais j’ai toujours eu le sentiment que ma musique n’intéresserait que quelques personnes.
Pourquoi ?
Sans doute parce que je fais de la musique par pur plaisir. Ce que je fais n’est pas non plus très conventionnel. Je pensais pas trouver une résonance auprès du public.
Ne penses-tu pas que certains cherchent seulement ce genre de sons non-conventionnels ?
Je n’y ai jamais vraiment pensé, mais j’imagine que oui. Peut être que si j’étais quelqu’un d’autre j’aurais eu une approche différente, j’aurais peut-être fait plus de promo, mais j’ai jamais vu l’intérêt de le faire. Personnellement, j’aimerais pouvoir découvrir cette musique chez un disquaire. C’est intéressant de le jouer sur une platine et penser « j’aime ce disque ». Ca pourrait être un bon moyen d’approcher la musique. Je peux pas vraiment parler pour les autres, mais les pages myspace/facebook c’est pas ma tasse de thé. Je suis peut être trop vieux pour ça…
Il me semble que l’âge moyen de l’utilisateur facebook est de 36 ou 37 ans…
C’est exactement mon âge (rires). Intéressant …
Tu ne créeras pas ta page facebook demain alors ?
C’est juste pas le moyen de communication avec lequel j’ai grandi. J’ai pas cette envie de dire aux gens ce que je fais chaque minute de la journée. Je vois pas pourquoi ça les intéresserait.
Ne penses-tu pas que la plupart des gens qui t’ont découvert l’ont fait par Internet ?
Je suis pas sûr.
Et bien disons que si j’allais chez un disquaire à Dijon, je ne pourrais pas trouver ta musique.
En fait, l’idée c’est que je pensais pas du tout vendre des disques en dehors de quelques villes en Angleterre.
Donc tu n’en vis pas ?
Evidemment, je veux pas parler de ça, mais ça se passe plutôt bien. Je pense que c’est juste une question de sensibilité. J’ai toujours pensé que tu pouvais gagner en ampleur mais que peut-être pour ça tu devais sacrifier de la profondeur. Mon adresse mail est spammée parce que plein de gens m’envoient des choses, mais c’est juste impossible de tout écouter. Des podcasts, mp3… Peut être qu’il y a déjà trop d’informations là dedans…
Tu préférerais que les gens viennent te voir, les rencontrer et ensuite éventuellement écouter ce qu’ils font ?
Ca pourrait être le cas. Certaines choses doivent se développer de manière organique, naturelle. Tu dois bien comprendre que beaucoup de personnes ne sont pas vraiment sûres de leurs goûts musicaux et elles suivent plus ou moins ce qu’écoutent les autres et quelques années plus tard, se rendent compte à quel point c’était nul. Je voudrais pas que ça m’arrive. J’aime que les gens se retrouvent dans la musique parce qu’ils ont dû la chercher et qu’ils aiment ça. C’est pour cette raison que j’ai voulu faire de la musique.
L’autre point concerne la manière dont l’artiste ou le producteur perçoit la musique et comment il aime la présenter. Selon moi, ce que je fais est de la dance music et tanpis si certains pensent que tu peux pas danser dessus, c’est leur problème. Je pense pas qu’on puisse jamais confondre ça avec du rock.
Mais tu vois, dans le rock il y a une sorte de projection de l’individu, qui vient s’ajouter à la performance artistique dans laquelle un individu est en train d’effectuer quelque chose de très égoïste… mais dans ce contexte c’est merveilleux. Parce que bien sûr cette personne est en train de décharger quelque chose et la foule peut apprécier ça. Mais je l’ai jamais vraiment perçu de cette manière là, l’artiste n’est pas si important pour moi.
C’est sans doute la raison pour laquelle je me suis toujours détourné de pas mal d’interviews, ce genre de choses. Quand je joue dans une petite ville comme Dijon et que l’organisateur a pris de gros risques en me faisant venir pour un public qui, peut-être, ne me connaît pas, je serais bien impoli de lui expliquer que ce n’est pas dans ce genre d’endroit que je veux jouer. Tu comprends ce que je veux dire ?
Donc tu es venu à Dijon parce que c’était un petit événement ?
Oui, j’aimais l’idée d’être sur un bateau, je trouvais ça plutôt cool.
Peut-on parler de Skull Disco ? Pourquoi ça n’existe plus ?
Je crois que la première sortie, c’était en 2004 ou 2005, quelque chose comme ça. Comme je l’ai déjà évoqué, je ne pensais pas que tant de gens allaient l’acheter. Je pensais vendre entre 200 et 300 copies, ce qui me satisfaisait largement ! Puis ça a commencé à prendre de l’ampleur.
Cette première sortie s’est faite en Angleterre ?
Oui, au final on a produit dix vinyles et deux compilations cd, ce qui était bien puisque réparti sur plusieurs années. Mais c’était intéressant car à un moment, et j’imagine que c’est normal quand tu deviens connu, c’est devenu étrange, certaines personnes ont commencé à mettre de la symbolique là où il n’y en avait pas.
De quel genre ?
La manière dont les journalistes en parlaient était tellement profonde alors que c’était juste de la musique à mes yeux. C’est devenu une sorte de hype, « avec ces mecs là qui font une sorte de croisement entre le dubstep et la techno », je voulais pas ça du tout. A un moment j’ai commencé à trouver ça ennuyant, le disque se vendait bien et je me disais deux choses… Déjà, dix est un bon chiffre, et pour ceux qui ont la collection c’est toujours sympa de se dire qu’on les apprécie les dix, avec leurs belles pochettes….
Le graphiste pour Skull Disco a toujours fait des pochettes autour du thème du crâne, du squelette. Et je pense qu’à un moment tu dois être conscient que l’idée puisse s’épuiser… Il y a une grosse tendance, quand tu fais de l’argent avec quelque chose, de vouloir continuer à faire tourner la machine, au dépens de ta créativité sans doute.
Avec tellement de groupes, et je suis sûr que tu vois de quoi je parle, ce sont généralement les deux premiers albums qui sont bien, puis c’est encore et toujours la même chose, en moins bien. Je voulais pas que ça se produise. Je voulais que ça reste un peu unique pour les personnes qui avaient acheté les vinyles. C’est devenu une sorte de mode journalistique d’un certain style de musique de classer Skull Disco de telle ou telle sorte.
Tu as été élu mix de l’année sur plusieurs sites dont Resident Advisor.
J’ai l’impression que les gens ont aimé et c’est tant mieux. C’est un peu bête de dire qu’on voulait pas que ça devienne populaire. Mais quand on commence à être rangé dans des catégories ça devient un peu gênant, surtout quand ça représente quelque chose dont tu n’es pas si content. C’est important, comme une sorte de challenge, d’être capable de parfois repartir à zéro et recommencer.
Es-tu fier qu’ils ne puissent pas réellement te ranger dans une catégorie particulière ?
Fier est un mot qui porte beaucoup de connotations. Pour être franc, c’est plus de l’ordre du soulagement. Je me sens toujours mal à l’aise face à ça… c’est l’idée que je ne voudrais pas prendre la scène ou la gloire de quelqu’un d’autre. Et si les personnes arrivent à voir la musique pour ce qu’elle est vraiment en se disant « on sait pas vraiment ce que c’est comme musique mais on l’aime de toute façon », je trouve ça déjà beaucoup. Mais fier… tu sais je vis à Berlin et ils n’utilisent jamais ce mot les Allemands, ils ne l’apprécient pas vraiment. Et du coup j’ai arrêté de l’employer moi aussi.
Tu as commencé à produire il y a six ans ?
Oui, tout à fait.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi ne pas avoir commencé plus tôt ?
Je sais pas… les circonstances. J’ai pas mal voyagé de 20 à 27 ans, j’ai vécu dans différents pays. Je vivais avec ma première femme en Hongrie avant qu’on se sépare. Peut être qu’on était trop jeunes l’un pour l’autre. Les gens sont égoïstes de nos jours, non ? Quant tu penses à nos grand-parents qui se mariaient jeunes et restaient ensemble, peut être parce qu’ils avaient moins d’attentes. Donc quand je dis qu’on était trop jeunes, c’est pas forcément adéquate, je pense qu’on était trop égoïstes. Donc ça n’a pas marché, je suis parti à Londres où j’ai commencé un étrange projet electro avec un ami de la scène punk. C’était un peu fou, on avait plein de boîtes à rythme, on s’habillait en dieux égyptiens, on jouait devant quelques hippies, c’était fun.
Mon partenaire s’est ensuite barré à l’autre bout du monde, s’est converti à l’Islam en me laissant seul. Alors j’ai acheté un ordinateur, commencé à faire de la musique et ça m’a plu. Ca remonte à 2003, j’ai passé pas mal de temps à trouver mon propre son.
Tu écoutais des producteurs d’electro avant ?
J’ai toujours écouté plein de choses différentes. J’ai commencé à aller au club Forward à Londres, avec Necta Selecta, Appleblim, un mec qui s’appelait Engine Room. Au début c’était une fois par mois le jeudi. On jouait du garage, du « dubby two step », certains appellent ça du grime… Mais peu importe, on aimait la musique, l’ambiance de ce petit club de 150 personnes, le son était excellent. On se sentait bien, surtout que c’était vraiment du bricolage.
Appleblim a sorti un 33 tours avec une de mes productions et parce que quelqu’un d’autre aimait la musique, je me suis senti assez sûr de moi pour me lancer. J’avais plein d’idée autour de Skull Disco. Je suis un grand fan des jeux de mots et parce que je viens du nord, je parle en appuyant beaucoup sur les voyelles, donc quand je dis Skull Disco, les gens comprennent School Disco. Je trouve ça drôle puisque c’est vraiment l’opposé de ce qu’est une « school disco » : plein d’horribles trentenaires portant des uniformes scolaires qui écoutent de la musique des années 80, espérant ramener une fille le soir. C’est l’antithèse de ça.
Ca sonne un peu sombre tout de même…
J’espère que la partie « Disco » efface cette idée. J’ai jamais voulu faire quelque chose de sombre.
Qu’en est-il de l’identité visuelle, c’est plutôt sombre aussi ?
A cette époque, je lisais un livre d’anthropologie de Nigel Barley à propos d’une tribu camerounaise dans laquelle les ancêtres étaient déterrés et positionnés en cercle de manière à pouvoir assister aux fêtes. J’aimais cette idée, parce qu’à Londres surtout, les gens sont très conscients de leur espace, j’imagine que c’est une bonne chose… Mais ils font aussi très attention à la façon dont ils s’habillent et peut-être ne se sentent pas à l’aise pour danser. Je trouvais que c’était l’antithèse de ça, quand tu as un paquet de squelettes en putréfaction autour, pour moi ça représente quelque chose de libérateur, plutôt qu’un truc sombre. Le visuel est un peu gothique c’est vrai, mais c’est plus une sensibilité du graphiste.
Et ce nouveau label ?
Ca fait quatre mois, j’ai sorti un vinyle déjà, le label s’appelle Woe to the septic Heart. Normalement « Woe » est un terme biblique. J’aime beaucoup certains passages du Nouveau Testament et la lecture de Johnny Cash, avec sa superbe voix. Il commence à répéter ces passages que tu connais sans doute : « Malheureux ceux qui… » (« Woe to the Pharisees »).
Je me suis dit que c’était une très belle image, celle d’un coeur sceptique. En terme de visuel tu pourrais imaginer un coeur en train de pourrir, mais en terme de concept, il s’agit de quelqu’un de malveillant dans ses actions, ses idées. Je savais que ça allait paraître comme quelque chose de sombre, mais j’essaie vraiment de faire passer l’idée de bonheur. Cette phrase reprend exactement ce que je ressens : l’idée d’avoir un coeur pur, d’être bienveillant entre nous. Enfin, c’est comme pour Skull Disco, si ça s’appelait Skull Moshpit (= danse brutale punk hardcore des 70’s), je pourrais comprendre que les gens ressentent de l’agressivité, mais là…
Penses-tu avoir de nouveau, de vrais instruments dans tes productions ?
C’était il y a longtemps déjà que j’avais eu un percussionniste pour jouer sur ma musique. Je pense que ce que je fais c’est plus un projet studio. J’ai entendu bien trop d’electronica qui s’accommodait d’une musicalité traditionnelle, et je trouve ça un peu ennuyeux. C’est dur d’amener ces choses avec goût. Ensuite je suis fan d’un certain genre de percussions mais je suis aussi un geek blanc du nord de l’Angleterre… Je veux pas commencer à me faire passer pour quelque chose que je ne suis pas.
Certains te diront que c’est juste une question de son, je pourrais être d’accord avec ça. Mais c’est tellement difficile de séparer ton idéal esthétique, ton idéal du monde du son lui même. Il n’y a pas de son neutre, tout amène à des associations, des idées. Donc quand j’essayais de jouer avec un percussionniste, même quand le mix rendait bien, d’une certaine manière ça ne me convenait pas… le son était trop hippique peut être. C’est dur à expliquer. L’association me dérange, celle de hippies frappant sur des bongos…
C’est quelque chose de compliqué aussi un projet studio et d’y ajouter des voix… Beaucoup de gens quand ils veulent faire grimper leur côte de popularité incorporent des voix de filles ; c’est la manière évidente d’atteindre un autre public. Ca ne m’intéresse pas, ou il faudrait que se soit fait de manière appropriée vis à vis de la musique. Ca peut sembler un peu facile de dire ça et je sais que c’est la seule façon pour certains d’écouter de la musique. Cela étant dit, j’essaie de m’améliorer en tant qu’artiste, je passe beaucoup de temps en studio. Je travaille énormément le son et la manière de l’amener, et j’espère trouver un son encore meilleur.
Quelles sont tes sources d’inspiration ?
Je sais pas, difficile à dire non ? L’ego est une bête étrange qui se manifeste de tellement de façons différentes. Et puis tu as le subconscient dont il est difficile de parler, du fait de sa propre nature. Au premier abord, si je devais penser de manière rationnelle, j’espérerais sans doute l’existence d’une sorte de génie libérateur. J’espère que lorsque les gens dansent sur de la musique ils peuvent être transportés hors de leur propre existence pour un court instant. Je veux pas avoir l’air trop solennel en disant ça, parce que c’est facile de le prendre trop au sérieux. Mais au final, quand je regarde tous les merveilleux courants politiques du passé qui ont bien souvent débouché sur rien, et bien je me dis que peut-être les gens ne se connaissent pas tellement bien. Et j’espère que la musique peut faire partie de ce processus dans lequel ils sortent de l’ordinaire, et sont justes vidés un moment. Et sans doute lorsqu’ils reprennent leurs esprits, ils se sentent apaisés et ont appris quelque chose, pas forcément de manière consciente d’ailleurs. Ca doit être salvateur. C’est ça que j’apprécie. Et parfois quand je joue j’ai cette impression que les gens…
Comme une sorte de thérapie ?
Oui, exactement. Je le ressens comme ça, et je sais que c’est un sentiment partagé par d’autres.
Tu veux dire, la musique comme échappatoire ?
C’est vraiment comme une thérapie et je pense que dans la vie de tous les jours les gens sont pas mal barrés, pour moi c’est un procédé normal comme la construction linguistique, les référents sociaux… C’est normal de pouvoir compartimenter nos vies, c’est une chose incroyable mais c’est un peu un paradoxe. Dans la mesure où cela crée des tensions au sein même de la personne. Je le ressens dans ma vie ; je suis poli, j’essaie d’être sympathique, de prendre les autres en compte, mais je ne sais pas si c’est le vrai moi.
Donc quand je fais de la musique, je ne sais pas ce qui me pousse à le faire, parce que je ne prend pas de drogues… enfin, j’en ai pris comme la plupart, tu vois ce que je veux dire par là… Mais c’est presque comme si je grattais directement mon cerveau et que je me sentais mieux après ça. De toute façon c’est un mystère… et l’égo est une chose plutôt étrange ; peut-être je te dis tout ça pour passer pour quelqu’un de bien.
Une dernière question, et je sais que tu vas la détester…
Mon biscuit préféré ? (rires)
A propos de la dernière découverte musicale que tu as faite, c’était quoi et pourquoi ?
Bonne question. Oui, c’est intéressant… Plus je vieillis et moins je trouve la musique cosmique, comme lorsque j’étais très jeune. Chaque fois que j’entendais quelque chose j’avais l’impression de me retrouver dans un autre monde. J’ai pas entendu grand chose qui ait eu cet effet sur moi, si ce n’est quelques albums de Coil. C’est un projet d’un des membres de Throbbing Gristle qui est décédé récemment et d’un autre mec qui est mort il y a cinq ans. Ils étaient amants. J’imagine qu’on pourrait qualifier ça de musique électronique expérimentale avec une force émotionnelle très brute. Je trouve ça complètement psychédélique. Ces albums de Coil que j’écoute énormément sont très profonds, il s’agit des Music to play in the dark volume 1 et 2.
__
Interview : Sophie Brignoli
Photos : Vincent Arbelet
English version : click here.